The perfect specimen est clairement un frère siamois du
New-York-Miami
de Franck Capra. Errol Flynn reprenant en quelques sortes le rôle de
Claudette Colbert, à savoir celui de l'héritier milliardaire (Gerald
Beresford Wicks) en fuite de sa prison dorée.
Gerald Beresford
Wicks est élevé comme l'homme parfait, à la fois physiquement,
moralement et intellectuellement, repassant ses leçons de physique tout
en faisant sa gymnastique. Sa grand-mère a planifié son mariage avec sa
cousine depuis l'enfance. Il est comme une plante sous serre, vivant
dans l'isolement du monde (le film s'ouvre à la manière d'un Citizen
Kane comique par un travelling sur les panneaux "Trespassers will be
prosecuted" et "Beware of the dogs").
Cette belle perfection vole en
éclat lorsque Mona Carter, la sœur de Jink Carter, un employé de la
famille Wicks, enfonce (volontairement) les grilles de la résidence et
fait la rencontre du fameux héritier..
La différence principale avec le film de Capra se situe dans la minceur du script. Il faut bien le dire, là où
It Happened One Night
dispose d'une intrigue de comédie romantique simple mais imparable (une
héritière en fuite pour échapper à un mariage forcé est accompagnée
d'un journaliste au chômage qui trouve l'occasion de se refaire en
cachant son identité réelle),
The perfect specimen
est conçu comme une farce davantage "screwball" et dénuée d'un argument
solide (s'il y est également question de mariage arrangé, ce n'est même
pas tant le refus de ce mariage qui est le moteur de l'action, juste un
besoin irrépressible d'air et de liberté).
C'est un tout petit
regret car on s'en passe très vite, et ce grâce au talent et à la
fantaisie des acteurs et à la grande légèreté de la réalisation de
Michael Curtiz qui rapproche le film des meilleurs Gregory La Cava ou
Mark Sandrich.
Je
crois qu'il s'agit de la première incursion d'Errol Flynn dans la
comédie et il faut bien dire que c'est un coup de maître dans un rôle à
contre-emploi (imaginez Errol en jeune vierge propre sur lui, sans
expérience et coupé du monde, soit l'exact inverse il me semble de sa
personnalité!). Et il n'a, dans le registre goguenard, rien à envier à
Clark Gable. La crédulité inhérente au personnage en plus. Son
enthousiasme, la simplicité et la légèreté de son jeu sont
communicatifs.
On oublie totalement le héros et l'aventurier, on est
ici devant un pur acteur de comédie, au point qu'on peut regretter
qu'il n'en ai pas fait davantage à cette époque.
Joan Blondell
hérite d'une partition plus délicate et superficielle, à savoir un
personnage un peu irréel, malicieux mais tendre ("docteur Jekyll and
mister Hyde") qui semble sorti de nulle-part et qui, pour s'amuser,
entreprend à la faveur d'un pari de défoncer les grilles interdites afin
de rencontrer le "perfect specimen" dont tout le monde parle. Elle
semble n'avoir qu'un but : casser cette trop belle perfection et libérer
le jeune homme de son carcan en l'incitant à s'attaquer à tous les
"moulins à vent" (allusion à Don Quichotte), à commencer par sa
grand-mère acariâtre et ultra-conservatrice qui tyrannise tout son petit
monde à longueur de journée et fait la pluie et le beau temps dans la
famille.
Dans
New-York-Miami,
Gable (puisque les positions homme-femme sont inversées, Flynn
incarnant ici une sorte de belle au bois dormant) était un journaliste
quelque-peu crapuleux qui jouait un double jeu avec Claudette Colbert,
jeune fille de bonne famille naïve qui allait s'ouvrir au monde réel.
Dans
L'extravagant Mr Deeds, autre film auquel on pense beaucoup en voyant le film, Jean Arthur était également journaliste.
Il aurait été facile en fait de faire de Joan Blondell une journaliste motivée par l'argent ou par un article à écrire.
Visiblement Curtiz n'a pas souhaité tomber dans cette facilité, ce qui rend le film à la fois plus originale et plus aérien.
Le
personnage de Mona Carter est donc quelque-peu superficiel mais le
talent de Joan Blondell fait le reste. Il est rare de voir cette actrice
piquante dans un rôle de premier plan comme celui-ci (d'ailleurs son
rôle avait été initialement prévu pour Carole Lombard ou Miriam
Hopkins).
Elle prouve qu'elle peut tenir les premiers rôles aisément
au lieu d'être cantonné aux seconds rôles de meilleur copine piquante
et sarcastique comme on l'a vu souvent (aux côtés de Lana Turner,
Barbara Stanwyck ou surtout James Cagney notamment). Même physiquement,
elle semble plus jolie que d'habitude. Comme si en tant que premier rôle
elle avait bénéficié enfin de tous les égards (l'effet tête
d'affiche=meilleurs maquilleurs, coiffeurs, habilleurs ?).
Outre le couple vedette, le gros atout du film est son "supporting cast", une pléiade de seconds rôles de haut niveau.
A
commencer par Edward Everett Horton qui apporte un brin de Lubitsch
touch avec son don particulier pour faire à la fois le lèche-bottes et
sortir des répliques sarcastiques qui font mouche. Il est à chaque fois
parfait dans ses rôles récurrents de servant/majordome/domestique au
point que je le considère un peu comme le pendant américain de Pauline
Carton dans les films de Sacha Guitry.
-
Son duo comique avec May Robson (la tante dans
L'impossible monsieur bébé, et la lady de
Lady for a Day
de Capra), qui joue la matriarche tyrannique de la famille Wicks, est
réglé comme une montre. Je pense notamment au fameux gag du coq qu'il
faut zigouiller parce qu'il chante trop tôt au petit matin. Horton
s'exécute devant les demandes les plus improbables de la vieille
rombière.
Un superbe acteur de comédie dont se sont allégrement servi
les meilleurs du genre, en premier lieu Lubitsch lui-même dont il était
l'un des acteurs fétiches il me semble (on peut le voir notamment dans
La huitième femme de Barbe-bleue, La veuve joyeuse, Ange, Sérénade à trois, Haute pègre) mais aussi Capra (
Horizons perdus, Arsenic et vieilles dentelles), Cukor (
Vacances) et Mark Sandrich (
La joyeuse divorcée et le génial
L'entreprenant Mr. Petrov dans lequel il faisait merveille aux côtés de Fred Astaire).
Il y a aussi Harry Davenport (également vu dans plusieurs Lubitsch, mais aussi
Autant en emporte le vent et
Meet me in Saint Louis) dans le rôle du père de Joan Blondell, le dingue Hugh Herbert et enfin
Allen Jenkins, très amusant dans la séquence boxe pendant laquelle Errol expose sa musculature et sa crédibilité bien avant Gentleman Jim.
La
scène du combat de boxe est elle un clin d’œil au combat de boxe dans
Les Lumières de la ville ? Je me suis posé la question. Quoiqu'il en
soit il y a un peu de Chaplin dans la valse d'Errol et de Chloroforme
Conley (le champion poids lourd).
Faute d'intrigue solide, le
film peine logiquement dans son climax. La scène finale tournant un peu à
vide et se transforme en festival de répliques et mimiques pour chacun
des seconds rôles (Hugh Herbert, May Robson, Edward Everett Horton)
réunis autour du couple vedette.
Si globalement, le comique
l'emporte définitivement sur la romance, l'inventivité, la sensibilité
et la richesse du jeu déployé par Joan Blondell et Errol Flynn sont d'un
tel niveau qu'ils arrivent à faire passer énormément en peu de temps.
Quelques gestes et regards suffisent.
Leur signe de ralliement, par exemple, est une trouvaille simple mais formidablement efficace et jouissive.
Je
pense aussi à la scène délicate durant laquelle Errol/Gerald Beresford
Wicks déclare son amour dans une chambre d’hôtel et qui se termine sur
le regard de Joan/Mona Carter au bord des larmes. Magnifique.
En
une seule séquence romantique à l’hôtel, les virtuoses Curtis, Blondell
et Flynn en montrent davantage que dans la plupart des pures comédies
romantiques de l'époque. C'est prodigieux. Et inoubliable.