Rules don't apply (2016, de Warren Beatty)
En
1958, la jeune Marla Mabrey débarque à Hollywood pour devenir actrice.
Elle fait la connaissance de Frank Forbes, un jeune chauffeur ambitieux
arrivé quelques semaines auparavant à Los Angeles. Tous deux vont alors
se faire employer par le célèbre milliardaire Howard Hughes. Ils
finissent par tomber amoureux, malgré les règles imposées par leur
imprévisible patron.
En découvrant cette ultime réalisation de Warren Beatty, on pense inévitablement à
Aviator,
les deux films traitant du même personnage mythique d'Howard Hughes à
la différence prêt que le scénario se concentre ici sur la dernière
partie de la vie du milliardaire. Beatty est d'ailleurs au moins 30 ans
plus âgé que son personnage mais cela passe très bien, d'autant plus que
Hughes lui-même était prématurément vieilli d'une quinzaine d'années
suite à un grave accident d'avion lors d'un essai. Il portait d'ailleurs
un chapeau pour masquer une partie de son visage balafré.
Rules don't apply pourrait donc être la suite d'
Aviator,
il y a d'ailleurs dans les deux films le même épisode célèbre du
décollage de l'hydravion king size, le "Hercules", si le ton n'était pas
si différent, résolument plus léger et mélancolique chez Beatty (à son
image!), dramatique et romantique que chez Scorsese.
Au delà
d'un nouveau portrait du milliardaire, rapidement, c'est à Warren
Beatty, la légende d'Hollywood auquel on pense quand on est fidèle de
l'acteur-réalisateur-producteur, dernier géant (avec Redford et
Eastwood) d'une génération bénie d'acteurs ayant débutés à la fin de
l'âge d'or d'Hollywood. Beatty boucle en quelque-sorte la boucle avec ce
film sur le Hollywood de ses débuts (le récit se passe en 1958, Beatty
commence officiellement sa carrière en 1959). Qu'il s'agisse de
Bugsy,
Bulworth ou de ce biobic sur Howard Hugues (et même dans une moindre mesure de
Reds),
on retrouve dans chacune de ses réalisations, en sous-texte, la
personnalité de Beatty qui innerve le personnage, souvent incontrôlable
et en marge, semblant avoir toujours un temps d'avance sur ses
interlocuteurs quitte à passer à moitié pour un fou ou au mieux pour un
excentrique iconoclaste. Une personnalité également traversée de gravité
et d'une profonde mélancolie sublimement exprimée ici par la 5ème
symphonie Adagietto de Mahler.
Ainsi, une fois encore, l'acteur
constitue le centre de gravité du récit qui n'est cependant pas un
biopic. Un peu à la manière de
Life, le film d'Anton
Corbijn évoquant James Dean à travers un photographe, on observe ici
Hawks/Beatty à travers les yeux du jeune assistant à tout faire Frank
Forbes dont l'ambition secrète est de proposer au milliardaire de
l'associer dans son rêve immobilier aux alentours de Mulholland drive.
Warren
Beatty met l'accent sur la peur de vieillir d'Howard Hawks, sa paranoïa
(justifiée, il fut suivi et mis sur écoute pendant des années par les
fédéraux) et son obsession du contrôle d'image (il employait des sosies,
plus jeunes, chargés de se faire passer pour lui là où il n'était pas),
écartant d'autres traits de sa personnalité hors normes davantage mis
en avant par Scorsese comme son obsession hygiéniste. Pas de kleenex ici
donc mais tout de même de savoureuses anecdotes sur la peur des
maladies vénériennes ou ses consignes pour la protection des parties
intimes des jeunes filles. En filigrane de ces obsessions, il y a le
rapport au père ("toujours là" par la transmission de l'ADN) et à la
mort : toute sa vie, Hawks aura été un fils et refusa la paternité.
Beatty fut père pour la première fois en 1992, à 55 ans, après une
longue vie de "célibat".
Pour les deux jeunes protagonistes,
Marla, la starlette innocente venue de Virginie accompagnée de sa mère
(Annette Bening) pour passer des essais à Hollywood et Franck, jeune
ambitieux en quête de financements pour ses projets immobiliers, les
rêves passent par l'ogre milliardaire, véritable prédateur sexuel
vampirisant la jeunesse.
Marla est un personnage fictif mais elle
pourrait très bien être le substitut de la jeune Terry Moore venue avec
sa mère et avec qui Hughes se maria en croisière, cérémonie qui ne fut
pas reconnue par la justice lors du décès du milliardaire en 1976.
Hughes promis le mariage à plusieurs actrices, sans parler de toutes
celles avec qui il eut des relations de Lana Turner à Cyd Charisse, la
liste serait trop longue (en gros toutes les plus belles filles
d'après-guerre).
Pour jouer Marla, Beatty a fait des merveilles dans
la direction d'acteur en misant sur la peu remarquée Lily Colins
(précédemment Blanche neige dans la version avec Julia Roberts..) qui
trouve ici de belles nuances, alternant constamment entre innocence
ingénue et audace.
Le jeune Frank Forbes est lui incarné par le très bon Alden Ehrenreich aperçu dans
Blue Jasmine (il jouait le fils de Jasmine/Cate Blanchett) et
Ave Cesar!
des frères Coen, et qui tente actuellement l'impossible : reprendre le
rôle de Han Solo). C’est un acteur qui en fait peu mais réussit
parfaitement à faire passer l’essentiel.
A
noter que le reste du casting est de grande qualité : Annette Bening,
Ed Harris, Haley Bennett (la starlette qui monte), Oliver Platt (fidèle à
lui-même). On y trouve également les savoureux Alec Baldwin (qui jouait
Juan Trippe dans
Aviator), Matthew Broderick (très bon dans un
second rôle d'homme à tout faire) et Martin Sheen (reprenant le rôle de
Noah Dietrich joué par John C. Reilly dans
Aviator).
Au-delà
du double portrait Hughes/Beatty, le film raconte une belle histoire
d'amour contrariée entre deux jeunes ambitieux. J'ai cherché pendant un
moment à quoi ce mélodrame tragi-comique me faisait penser et finalement
trouvé. Il y a dans
Rules don't apply un petit quelque-chose de la tragédie Marius-Fanny-Panisse. Mais je n'en dirai pas plus..
"Rules
don't apply", ce titre (à la fois du film et de la chanson écrite par
Marla dans le film) s'applique aussi parfaitement à Beatty lui-même. Il
aura mené sa carrière (et sa vie privée) comme il l'entendait jusqu'au
bout, producteur de presque tous ses films, souvent scénariste et
réalisateur (comme Clint Eastwood, sauf qu'il n'a jamais renoncé à se
mettre en scène).
L'épilogue est pour la légende. Beatty tire lui-même littéralement le
rideau sur son personnage. Sur l'écran et sur sa carrière.
Bye bye le
héros que j'aimais.