Venus Aveugle (1941)
Réalisation : Abel Gance, assisté de Edmond T. Gréville
Scénario : Abel Gance, Steve Passeur
Avec : Viviane Romance, Georges Flamant, Henri Guisol, Lucienne Le Marchand, Mary-Lou (Sylvie Gance)
A la vision de ce film, le spectateur moderne sera amené à choisir entre deux qualificatifs : mélo sublimement kitsch ou chef-d’œuvre expressionniste et lyrique. Les deux mon maréchal serait-on tenter de dire. Une chose est sûre en revanche : Venus Aveugle est du Abel Gance pur jus.
L'argument :
Clarisse (Viviane Romance), une jeune femme qui a posé pour l'affiche et des cigarettes "Venus" et dont le visage est sur tous les paquets, apprend qu'elle est sur le point de devenir aveugle. Alors qu'elle vivait le parfait amour avec Madère (Georges Flamant, plutôt charismatique) à bord d'un bateau échoué, "Le Tapageur", elle confie alors à sa sœur Mireille sa volonté de ne pas vouloir devenir un fardeau pour son amant. Telle la dame aux camélias qui s'était retiré du monde avec son amant, elle renonce au parfait amour et lui fait croire l'avoir trompé. Il tombe dans le panneau et la quitte écœuré. Clarisse reprend son premier métier de chanteuse, au cabaret "Le Bouchon rouge", tenu par ses amis Indigo et Marceline.
Mais elle apprend alors qu'elle est enceinte et change d'intention. Sauf qu'entretemps, Madère est déjà parti sur un paquebot avec Gisèle (Lucienne Le Marchand), la rivale qui n'en espérait pas tant. Madère rentre au bout d'un an. Clarisse l'attend sur le quai mais...
Cette histoire mélodramatique est surtout un prétexte, Gance privilégiant l'esthétique au récit très classique et souvent elliptique.
Les images superbes ne manquent pas, et ce dès la première scène chez l’ophtalmologiste, propice aux (très) gros plans sur la star magnifiée par un éclairage travaillé et une mise en scène à l'expressionnisme exacerbé. Les éléments naturels (orage, mer agitée, tempête) et les décors sont également utilisés (le bateau est un personnage à part entière et même parle!) pour accroitre l’intensité dramatique et la quintessence des sentiments des personnages. De fait, le film semble être en partie resté à l'ère du muet et vouloir rivaliser avec les grands mélos de la fin des années 20 (comme ceux de Borzage).
Le résultat en est l'amplification à outrance du mélodrame et un lyrisme à toutes épreuves. C'est beau comme le désespoir.
Cette image par exemple semble tout droit sortie de son célébrissime Napoléon, sauf que ce n'est pas Joséphine (dans les pensées de Napoléon) mais Clarisse/Viviane Romance démultipliée par l'image.
Le thème de l'aveugle était il faut croire dans l'air du temps en ces années marquées par l'horreur de la guerre, Sacha Guitry écrivant et réalisant Donne moi tes yeux qui sortit le même mois (en Novembre 1943) que Venus Aveugle en zone occupée (le film était sortit dès 1941 en zone libre). Sur un argument pratiquement identique, le personnage de Guitry, sachant qu'il perd la vue jour après jour, fait tout pour éloigner de lui sa jeune amante jouée par Geneviève Guitry.
Et puis tout simplement, c'est un artifice idéal pour le mélo (cf. Le Secret magnifique de Stahl puis Douglas Sirk).
Et le réalisateur y va à fond dans ce domaine puisque non seulement Clarisse devient peu à peu aveugle alors qu'elle est enceinte, puis élève seule son enfant et enfin le perd des suites de diphtérie. Cet excès mélodramatique pourra faire sourire les moins initiés mais pour peu que l'on passe outre, le film offrira des trésors visuels, Gance faisant une nouvelle fois preuve de son imagination à toutes épreuves.
Les adorateurs de Viviane Romance seront particulièrement gâtés : elle porte totalement le film et est filmée comme une venus, les gros plans somptueux se succédant tout au long d'un film qui s'étire sur 140 minutes. Comme cette scène dans laquelle Viviane Romance chante attachée à une roue avant de s’évanouir, tournant alors vers le sol, comme un symbole de son monde qui s'écroule. C'est à ce moment qu'elle apprend qu'elle attend un enfant.
Les éclairages très contrastés, entre ombre et lumière, appuyés par le maquillage et le jeu de l'actrice, donnent au film son esthétique expressionniste. On est pas si éloigné du réalisme poétique sévissant depuis la fin des années 30 en France (Quai des brumes de Carné/Prévert), chainon manquant entre expressionnisme allemand et films noirs américains à venir, à la différence que Gance s'inscrit davantage dans le surréalisme et la symbolique que dans la réalité qu'il cherche constamment à dépasser. L'époque veut ça aussi puisque en 1941 cinéastes comme spectateurs cherchaient à s'éloigner du réel. La séquence finale, est à ce titre un sommet de poésie, durant laquelle les amis de Clarisse simulent un voyage en mer à l'aide d'artifices divers (vapeur d'eau, ventilateur, bruits de haute mer). Cette séquence est l'illustration de la citation de Sénèque qui ouvre le film (accompagnée d'une dédicace à la "France de demain incarnée par le maréchal") :
Grand amour, voyage en mer, cabarets et clown blanc (Henri Guisol parfait), le spectateur est transporté dans un autre monde, bien loin de la dure réalité de l'occupation. Quant aux scènes de cabaret, on pense à Sternberg et forcement à Marlène. Viviane Romance chantant elle-aussi, et à plusieurs reprises, notamment l'emblématique Je vous déteste, les hommes.
On a dit qu'elle ne s'entendit pas avec Gance et refusa même d'être dirigée par lui. Il y eu surtout querelle de femmes avec Mary-Lou, la propre femme de Gance qui jouait le rôle de la sœur.
Edmond T. Gréville, assistant de Gance (il a travaillé sur Napoléon et La Fin du monde) dirige alors Viviane Romance qui montre des dons dramatiques absolus. Gréville est réputé pour son style original souvent chargé d'érotisme et, quoiqu'il en soit, la vedette est particulièrement mise en valeur par la mise en scène. Caches pour centrer l'attention, gros plans pour sublimer ou exprimer les sentiments. Je me dis que l'un d'eux devait en être au moins un peu amoureux pour la filmer aussi bien.
Un mot sur Georges Flamant qui jouait une nouvelle fois avec Viviane Romance après Le puritain en 1937, Gibraltar, L’étrange Monsieur Victor, et Prison de femmes en 1938, Angélica et La tradition de minuit en 1939. Viviane Romance avec qui il était alors marié l'imposa encore par la suite à ses côtés dans Cartacalha, Feu sacré en 1942, et Une femme dans la nuit en 1943.
Il ne devait pas être aisé pour cet acteur d'être "Mr Romance" et souvent dénigré. Il avait pourtant commencé sa carrière sous la direction de Jean Renoir (dans La chienne en 1931, dans le rôle du voyou que reprendra si bien le grand Dan Duryea dans la version de Lang), et l’acheva sous celle de François Truffaut dans Les 400 coups en 1959. Pas mal quand même..
Le récit de Venus Aveugle est profondément allégorique : grâce au soutien, à la solidarité et à l'ingéniosité des siens usant de tous les artifices pour simuler le voyage à bord du "Tapageur", l'impossible devient possible dit Abel Gance aux spectateurs. Si Clarisse retrouve la vue par l'amour (les yeux du cœur) alors qu'elle était condamnée, si le bateau naufragé est remis en état de marche pour de bon et quitte finalement son port d'attache, le peuple français peut voir le bout du tunnel alors que tout espoir semble perdu en cette année 1941 (au cours de laquelle le tournage a lieu).
La citation de Sénèque appuie l'allégorie. Mais la dédicace au Maréchal Pétain a surement beaucoup nuit à la postérité du film, certains le jugeant pour ce qu'il n'est pas. Je ne vois pour ma part aucun maréchalisme ni pétainisme douteux.
Abel Gance n'était certes pas le plus clairvoyant vis à vis de la politique du maréchal mais comment blâmer son manque de perspicacité en cette année 41. Son pacifisme né du traumatisme de la précédente guerre, son patriotisme et surtout son attirance pour les hommes providentiels et les « bâtisseurs d’Histoire » l'ont comme beaucoup de français induit en erreur.
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